Observons tout d’abord que si la majorité des œuvres d'Ivo Malec ne font pas appel aux techniques du studio électroacoustique, toutes en sont profondément influencées, tant dans leur style que dans la manière dont Ivo Malec envisage le temps musical, et dans des réflexes de composition spécifiques et inédits. De l’instrument et de la voix, matériaux pour ainsi dire, Malec se sert pour cerner son objet par une écriture de décisions dont la logique naturelle ne peut être déduite du seul univers instrumental. Ces décisions sont désormais celles d’une structure de pensée et de réflexes qui intègre en effet un travail et des techniques neuves, qui avant l’heure engagent le compositeur dans un dialogue (un affrontement, presque) avec le son, et aboutit dès Sigma à une esthétique décantée faite de morphologies plus que de formes, de parcours plus que de hauteurs, de timbres plus que d’instruments, d’énergies plus que de rythmes. Un chemin à suivre, un travail d’exploration qu’il entend mener « à la limite du son fertile ».
En 1963, Ivo Malec, en pleine découverte des possibilités du studio ouvertes par Pierre Schaeffer, injecte à sa « technologie du crayon » une énergie nouvelle pour sculpter un espace orchestral qui semble désormais (secrètement encore) agi par le jeu des potentiomètres, les surprises du montage, par le fracas inattendu et esthétiquement neuf de l’impensé radical de la bande.
Formé d’abord à l’écriture instrumentale, et soucieux de la relation à l’interprète, il cherche désormais à poursuivre, dans l’orchestre mis au défi, la démarche expérimentale de la musique concrète. Cette soumission du projet compositionnel à une perception neuve, exigeante et ingénue, affamée de sensations nouvelles et d’effets, convoquant une énergie à la fois primitive et structurée (comme un instinct) entraîne l’œuvre dès ses débuts vers les limites et les possibilités du jeu, vers une virtuosité et une vertu si singulières.
Dans l’impression physique que nous renvoie chacune de ces pièces, on décèle une urgence : celle d’étreindre la matière sonore avec énergie, celle de faire flamber l’orchestre et démultiplier les timbres, celle de faire circuler un son affranchi, et synthétique pourtant, des instruments qui le produisent. Introïts volontaires, tenues pulsées, explosantes faites de terreur et de plénitude et « débuts, dit-il, extrêmement prégnants, qui, dès le départ, coupent avec ce qu’on pourrait appeler la vie d’avant ». Ivo Malec trouve toujours un moyen de noyer et de faire respirer, et ses ruptures, aussi brusques et énergiques soient-elles, sont autant d’articulations, de morphologies, de logiques sur lesquelles il s’appuie pour avancer, comme un marcheur de feu. Puisant son énergie dans le geste et dans le plaisir, s’appuyant toujours sur la sensation, et de cette sensation extrapolant un univers d’une incoercible franchise, et d’une sauvage et urbaine plasticité : « la Beauté sera convulsive », disait Breton.
La voix, enfin, autre outil, autre gisement exploré dans ses ramifications émotionnelles et ses volte-face entre théâtre et cri, entre chant et imprécation, entre son et substrat, matière blanche sortie des tubes et formulée, expulsée toujours « vivante et invoquante », la voix elle aussi, celle d’une femme, d’une femme aimée, poursuivie et perdue, piégée dans des représentations primitives et dans le jeu d’emblèmes incertains se plie à des figures venues d’ailleurs, à des courants qui sont ceux des machines et des dieux. Dans l’œuvre, c’est la corde la plus sensible d’un acrobate qui à tout moment pourtant nous ramène à l’intime, à l’humain, et nous fait accepter ses ruptures et suivre sa révolte, et les cercles toujours agrandis d’une vraie révolution esthétique, avançant toujours, selon le principe zen : « toute impasse est une issue ».
Michèle Tosi - dans le coffret : Œuvres pour orchestre et formations de chambre © Éditions Motus 1999